Zaza et la maison familiale de Gagnepan

Zaza et la maison familiale de Gagnepan

Située à 3 kms d’Aire-sur-l’Adour, la maison de Gagnepan était une propriété familiale depuis que Raymond Lafabrie, arrière-grand-père maternel de Zaza, en avait hérité de son oncle Pierre Colomès, qui l’avait acquise en 1811 (Z, 53). Avec la maison d’Haubardin, située elle près de Dax, celle de Gagnepan était le lieu habituel d’une partie des vacances de la famille Lacoin, parisienne pour le reste de l’année.

Les écrits de Zaza témoignent d’un vif et tendre attachement de l’enfant puis de la jeune fille à la « vieille demeure » (Z, 39) de Gagnepan, associée dans son affection à la figure très aimée de sa grand-mère maternelle « Anmé » (Z, 45). Dans l’enfance et au début de l’adolescence de Zaza, la maison de Gagnepan a été un terrain de jeux et d’amusements pour Zaza et ses frères et sœurs. Agée de 15 ans, Zaza raconte en détail à son père comment la fratrie des enfants Lacoin s’est amusée à terroriser leur crédule gouvernante en faisant pour un soir de la maison de Gagnepan « le théâtre d’une comédie des plus réussies » (Z, 53-54).

Au cœur d’un « pays aimé » où Zaza goûtait « la paix de la campagne » qu’elle opposait au « rythme essoufflant » et à « la vie plus dure de Paris », (Z, 105), la maison de Gagnepan offrait à la jeune fille l’occasion d’éprouver et de célébrer avec ferveur « la beauté du monde » (Z, 101). De façon ponctuelle mais significative, sa correspondance se plaît à évoquer les plaisirs qu’offrait à ses sens la nature des environs de Gagnepan (Z, 133), et la maison familiale, avec ses atouts propres : « un grand parc, un tennis », devient alors pour elle la matrice de la maison rêvée, de la maison idéale, hospitalière, « pleine de gens qu’on aurait choisis charmants » (Z, 134). On comprend que Gagnepan ait incarné pour la jeune fille un monde qu’elle appréhendait de quitter à la fin des vacances, sauf quand elle demeurait frustrée de n’y avoir vécu que des moments dispersés et sans intérêt et aspirait à retrouver à Paris son amie Simone de Beauvoir (LA, 82).

Si attachée qu’elle ait été à la maison et à l’univers de Gagnepan, les derniers étés qu’y aura passés Zaza n’auront rien eu d’une parenthèse enchantée, abritée des tensions, des tourments, des interrogations qui marquaient douloureusement sa vie. Ainsi, l’une des dernières lettres qu’elle ait écrites de Gagnepan mettait en évidence l’un des conflits majeurs qui déchiraient intérieurement et épuisaient Zaza : d’un côté, « sacrifier au social », c’est-à-dire aux obligations relationnelles et mondaines auxquelles, par convention et par goût, se pliait la famille Lacoin, à Aire comme à Paris, et, de l’autre côté, « satisfaire une soif de solitude » dont Zaza confie qu’elle la « ronge depuis le début des vacances » (Z, 339). Quand, plus jeune, Zaza évoquait ces rencontres, activités et mondanités incessantes qui emplissaient les journées d’été à Gagnepan, à Aire et dans les environs, son propos ne revêtait pas la même tonalité sombre et prenait un tour plus léger et plus enjoué (Z, 47-48, 69, 81-82, 100, 103, 104, 140… LA, 32, 43, 46-48, 85, 100, 105…) ; mais elle confiait tout de même en septembre 1924 à Simone de Beauvoir souffrir de vacances « trop agitées, trop pleines et trop vides tout à la fois » (LA, 82), que la présence de son amie aurait permis de vivre de manière bien plus positive à ses yeux.

De fait, la quête de vérité et d’authenticité relationnelles qui animait la jeune fille trouvait sa véritable satisfaction dans l’amitié avec Simone de Beauvoir et, d’une manière différente, avec Geneviève de Neuville. Or là encore, la maison de Gagnepan aura symbolisé pour Zaza les tensions éprouvantes que son amitié avec Simone suscitait chez sa mère. Alors qu’à l’été 1927 puis à l’été 1928 Simone est attendue à Gagnepan dès qu’elle le voudra et dès que les conditions de logement et de personnel seront réunies (Z, 100, 102, 121, 134) – elle y viendra en septembre 1927 et en septembre 1928 –, il n’en va plus du tout de même l’été suivant : la mère de Zaza refuse catégoriquement que Simone de Beauvoir soit accueillie à Gagnepan car elle juge son influence morale très pernicieuse pour sa fille (Z, 275). L’agenda de Zaza exprime alors une atroce et double souffrance : la sienne et celle qu’elle provoque « bien involontairement » (Ibid.) chez sa mère. À la fin de septembre 1928, alors que Simone de Beauvoir esquisse le projet d’une partie de tennis mixte à Paris, notamment pour prolonger par des rencontres hebdomadaires entre elles et avec d’autres jeunes gens le plaisir des retrouvailles estivales à Gagnepan, Zaza lui fait part avec grande tristesse, depuis Gagnepan où elle est encore, du refus de sa mère d’autoriser que sa fille se divertisse ainsi avec des inconnus (Z, 137-138).

Il reste du moins la correspondance pour continuer à exprimer l’amitié par-delà la séparation physique des amies. À cet égard, Gagnepan, plus encore qu’Haubardin, est un lieu favorable à l’activité épistolière estivale de Zaza qui, à l’occasion et à l’âge de 13 ans, se met en scène en train d’écrire à son amie Simone dans « une masure en terre » voisine de Gagnepan et qui sera annexée à la propriété familiale (LA, 31).

Encore faut-il que le temps consacré à écrire des lettres ne soit pas dévoré par les contraintes sociales en tous genres de la « vie extérieure », ainsi que Zaza le confie à son autre amie, Geneviève de Neuville (Z, 104). Quand Zaza écrit à celle-ci à la fin de l’été 1928, c’est pour prolonger le plaisir des « soirées de Gagnepan » et des « conversations nocturnes » (Z, 135) réunissant les trois jeunes filles : Simone, Geneviève et Zaza. Le temps accordé à l’écriture revêt alors l’importance vitale d’une respiration réflexive gagnée sur une vie familiale et sociale dont les règles et les habitudes ne favorisaient guère le recours à l’intériorité.

La densité de l’activité d’écriture de Zaza à Gagnepan atteint son comble à l’été 1929, entre le 17 et le 21 août, avec de longues lettres à son père, à Geneviève de Neuville, à ses deux parents, à P., et des notations consignées dans son agenda (Z, 314-324).

Philippe Devaux – Association Élisabeth Lacoin

Z = Zaza 1907-1929. Correspondance et carnets d’Élisabeth Lacoin, L’Harmattan, 2004

LA = Simone de Beauvoir, Élisabeth Lacoin, Maurice Merleau-Ponty, Lettres d’amitié 1920-1959, Gallimard, 2022

CJ = Simone de Beauvoir, Cahiers de jeunesse 1926-1930, Gallimard, 2008

MJFR = Simone de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée, Mémoires tome 1, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2018

I = Simone de Beauvoir, Les Inséparables, L’Herne, 2020

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