Les séjours d’été de Simone de Beauvoir à Gagnepan

Les séjours d’été de Simone de Beauvoir à Gagnepan

Dans son œuvre autobiographique et dans son œuvre de fiction, Simone de Beauvoir apporte son propre regard sur l’expérience de ses deux séjours d’été à Gagnepan.

Dans les Cahiers de jeunesse, les notations qui les concernent sont rétrospectives et très synthétiques. Le premier séjour, en septembre 1927, fait l’objet de la mention la plus développée, où sont exprimées avec ferveur et reconnaissance la plénitude des jours passés en compagnie de Zaza et la profondeur de leur amitié : « Adorable intimité avec Zaza. […] Beauté de l’amitié quand il n’y a plus un mot qu’on n’ose dire. » (CJ, 405) De façon rapide, y sont évoquées quelques personnes durant ce temps de vacances – notamment Geneviève et Jacques de Neuville – ainsi que les « promenades » et « lectures » (CJ, 406) effectuées avec Zaza. C’est encore l’expression de l’intense amitié avec Zaza qui, par allusion, fait revivre le temps passé avec elle lors du second séjour à Gagnepan, l’été suivant : « Je pense à Zaza avec une tendresse infinie, et j’ai aussi le goût de sa présence dans mon cœur » (CJ, 464).

Trente ans plus tard, les Mémoires d’une jeune fille rangée livreront un compte rendu bien plus développé et surtout bien plus mordant des deux séjours de Simone à Gagnepan – « Laubardon » dans le récit. En empathie avec Zaza, la mémorialiste revient en détail sur les vives tensions intérieures vécues en ce lieu par son amie, tensions exemplaires, pour Simone, du poids des normes et des conventions pesant alors sur les jeunes femmes de leur milieu et entravant leur aspiration à la liberté, aussi bien dans leur vie sentimentale que dans leurs relations sociales.

Ainsi, dès sa première arrivée à Gagnepan, Simone est heurtée par la demande confidentielle que lui adresse Mme Mabille (Lacoin), la mère de son amie, au nom de considérations et conventions sociales et morales : l’aider à dissuader Zaza de poursuivre une relation sentimentale avec André, un cousin éloigné (MJFR, 237). Et, comme Zaza dans ses écrits, Simone de Beauvoir énumère elle aussi les incessants divertissements et occupations qui marquent la vie à Gagnepan et Aire et qui, avec les préparatifs auxquels ils donnent lieu, sont pour elle autant d’obstacles à une relation intime et suivie avec Zaza : « Je ne voyais guère Zaza, je m’ennuyais un peu. » (MJFR, 257)

Cette impression est renforcée par la présence tierce d’une fratrie nombreuse et accaparante auprès de Zaza (MJFR, 239), par l’inimitié dissimulée que voue à Simone l’autre amie de Zaza présente à Gagnepan, Geneviève de Neuville (MJFR, 236-237), par la méfiance que suscite Simone auprès des Lacoin et de leurs amis (MJFR, 238), et l’impression d’être « traitée par eux, plus ou moins ouvertement, en brebis galeuse » (MJFR, 239). Dans ce contexte marqué par une hostilité larvée à son encontre, Simone évoque comme une conquête enfin obtenue un « tête-à-tête » avec Zaza suivi d’un long entretien nocturne entre les deux amies « assises sous un pin » dans le jardin de Gagnepan, «alors que toute la maison dormait » (MJFR, 240).

La peinture que fait Simone du second – et dernier – séjour qu’elle effectue l’été suivant (1928) à Gagnepan est marquée à la fois par « l’atmosphère […] encore plus hostile que l’année précédente » (MJFR, 262) et par l’accentuation dramatique des tensions qui affectent la santé physique et psychique de Zaza (MJFR, 260), suscitant à nouveau le regard compatissant de la mémorialiste. Celle-ci met particulièrement en lumière le conflit opposant Zaza à sa mère et les tentatives singulières de Zaza pour échapper aux pesantes contraintes des divertissements mondains et se réfugier dans une solitude salvatrice (MJFR, 261). La phrase conclusive de la troisième partie des Mémoires d’une jeune fille rangée dresse le bilan de ce séjour à Gagnepan en préfigurant la célèbre conclusion de l’ouvrage entier ; « pensant à [Zaza] », Simone confie : « J’étais décidée à lutter de toutes mes forces pour qu’en elle la vie l’emportât sur la mort. » (MJFR, 263).

Quelques années avant les Mémoires d’une jeune fille rangée, la fiction Les Inséparables, qui faisait revivre la figure de Zaza et l’amitié des deux jeunes filles, donne une place très importante à la maison de Gagnepan – appelée Béthary. Chacun des deux chapitres de la nouvelle restitue en de longues pages (I, 59-88 et 113-148) quelque chose de l’expérience réelle des deux séjours consécutifs de Simone de Beauvoir à Gagnepan. Certes, il faut faire place à ce qui, dans ces pages, relève de la transposition romanesque et de la liberté de reconstruction que s’accorde l’autrice de fiction. Néanmoins, le lecteur peut s’attacher à y relever, en complément du registre psycho-social dominant dans les Mémoires d’une jeune fille rangée, de multiples notations descriptives concernant les lieux et les personnes qui redonnent vie et concrétude à l’univers de Gagnepan et de ses alentours : la maison (I, 63, 77-79, 115-116, 120-121, 138-139), la famille de Zaza (I, 65-66, 112-113, 117-118), les paysages (I, 73, 136-137), le tennis et la balançoire (I, 74-76), les arbres proches de la maison (I, 86-88), les divertissements et sorties en société (I, 127-135)…

Philippe Devaux – Association Élisabeth Lacoin

Z = Zaza 1907-1929. Correspondance et carnets d’Élisabeth Lacoin, L’Harmattan, 2004

LA = Simone de Beauvoir, Élisabeth Lacoin, Maurice Merleau-Ponty, Lettres d’amitié 1920-1959, Gallimard, 2022

CJ = Simone de Beauvoir, Cahiers de jeunesse 1926-1930, Gallimard, 2008

MJFR = Simone de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée, Mémoires tome 1, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2018

I = Simone de Beauvoir, Les Inséparables, L’Herne, 2020

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